Le haut-commissaire des Nations Unies pour les réfugiés Filippo Grandi rappelle que « Sauver des vies en mer n’est pas un choix, ni un sujet de débat politique, mais une obligation séculaire ». Par-là, il insiste sur la nécessité d’élever la sauvegarde de la vie humaine en mer comme principe fondamental. Cette obligation l’emporte sur toutes les autres puisque le droit maritime est l’expression même de la solidarité humaine en mer : toute personne doit être secourue.
Le sauvetage en mer a toujours été un principe inhérent du droit maritime. C’est bien sous l’influence du colbertisme et de l’Ordonnance de la marine de 1681 que le sauvetage en mer apparait légalement et textuellement. Son article 11 annonçait : « Enjoignons à nos sujets de faire tout devoir pour secourir les personnes qu’ils verront dans le danger de naufrage. »
Bien que le sauvetage en mer ne trouve pas de définition concrète dans les textes internationaux, il peut s’appréhender comme toutes les opérations de secours visant à sauver des vies en mer. Il appartient donc à chaque Etat d’assurer le sauvetage des personnes en détresse en mer.
CADRE JURIDIQUE DU SAUVETAGE EN MER :
Plusieurs conventions internationales font référence au sauvetage des personnes en mer. C’est le cas de la Convention internationale de Bruxelles du 23 septembre 1910 pour l’unification de certaines règles en matière d’assistance et de sauvetage maritimes qui prévoit dans son article 11 que « Tout capitaine est tenu, autant qu’il peut le faire sans danger sérieux pour son navire, son équipage, ses passagers, de prêter assistance à toute personne, même ennemie, trouvée en mer en danger de se perdre. » Ainsi, le sauvetage des personnes en mer est déjà à l’époque, un principe central du Droit maritime et du Droit international, illustrant une fois de plus, la solidarité en mer.
D’autres textes internationaux s’intéressent au sauvetage maritime comme la Convention SOLAS (safety of life at sea), pour la sauvegarde de la vie humaine en mer qui, dans sa règle 7 au chapitre V, précise que les Etats ont l’obligation de prendre des mesures dans leurs zones de responsabilité prévoyant ainsi un service de sauvetage disposant de moyens de communication, de détection, ainsi que de matériel de sauvetage.
Toutefois, la convention principale dans le domaine de sauvetage maritime demeure la Convention SAR (Search and Rescue) de 1979. Cette convention élabore des zones « SAR » et met en place un cadre international d’organisation des opérations de recherche et de sauvetage des personnes en détresse. Dans cette perspective, cette convention crée des MRCC (Maritime Rescue Coordination Center) dont font partie les CROSS. Les CROSS (centres régionaux opérationnels de surveillance et de sauvetage) coordonnent les zones SAR de la France.
Les zones SAR sont clairement définies pour chaque Etat côtier pour le sauvetage et la recherche des personnes en détresse en mer. Cette zone n’est pas entendue comme une zone de souveraineté où l’Etat côtier dispose de droits exclusifs mais comme une zone où l’Etat est responsable du sauvetage en mer. Cet Etat assure donc le secours en mer par les MRCC et doit trouver un lieu sûr pour débarquer les naufragés.
L’Etat côtier agit en sa qualité « d’Etat SAR » c’est-à-dire qu’il doit fournir en urgence une assistance aux individus en situation de détresse en mer « Lorsqu’elles sont informées qu’une personne est en détresse en mer, dans une région où une Partie assure la coordination générale des opérations de recherche et de sauvetage, les autorités responsables de cette Partie prennent de toute urgence les mesures nécessaires pour fournir toute l’assistance possible ». (Convention SAR, chapitre 2 § 2.1.9). En d’autres termes, l’Etat SAR est responsable de la recherche et du sauvetage des personnes via ses services et équipements dans la zone SAR[1].
Source : Témoignage - Coulisses des opérations de sauvetage de migrants en Méditerranée | Made in Marseille
Le navire qui exerce sa mission de sauvetage en mer se doit de débarquer les personnes secourues, ici les migrants, en lieu sûr et non dans le port le plus proche. Cette notion de « lieu sûr » est primordiale dans le cadre du sauvetage en mer puisqu’il s’agit selon l’Organisation maritime internationale, d’ « un emplacement où les opérations de sauvetage sont censées prendre fin, où la vie des survivants n’est plus menacée et où l’on peut subvenir à leurs besoins fondamentaux[2]. »
Ainsi, ces notions de « lieu sûr » et de « meilleurs délais raisonnablement possibles » ont été rajoutées en 2004 au sein de la Convention SAR. Il apparait alors ici une certaine marge d’appréciation de la part des Etats parties à la Convention SAR qui ne définit pas véritablement ce qu’il faut entendre à travers ces notions.
Plusieurs juristes comme Franck Dollfus, avocat spécialisé en droit de la mer, mentionnent que toutes ces « conventions maritimes n’ont pas été pensées dans la perspective de régler des problématiques migratoires. Cela aboutit à une superposition de textes, parfois contradictoires. » Il affirme également que cette situation est 100% politique.
LES ZONES SAR EN MEDITERRANEE :
Les zones SAR présentent un intérêt particulier quand elles concernent des routes migratoires importantes. C’est le cas de la Méditerranée qui demeure la route migratoire la plus meurtrière au monde. La Méditerranée fait face depuis les années 2010 à d’importants flux migratoires. Les années 2014-2015 marquent une rupture avec les flux précédents en raison des migrations provoquées par les printemps arabes et différentes guerres civiles des pays arabes. A partir de ce moment, il apparait une augmentation significative de migrations en mer Méditerranée et la vague migratoire atteint son paroxysme en 2015 suite à la guerre civile syrienne. L’Union européenne emploie alors les termes de « crise migratoire » pour évoquer ces afflux massifs de migrants vers l’Europe. Si le Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés pouvait compter environ 210 000 arrivées de migrants en Europe en 2014, il faut compter plus d’1 million de migrants en 2015.
Carte illustrant le nombre de traversées de migrants en Europe par la mer Méditerranée, Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés, 2018
Bien que le terme migrant ne soit pas clairement défini par le droit international, les Nations Unies retiennent qu’il s’agit de « toute personne qui a résidé dans un pays étranger pendant plus d’une année, quelles que soient les causes, volontaires ou involontaires, du mouvement, et quels que soient les moyens, réguliers ou irréguliers, utilisés pour migrer[3]. »
Cette notion est bien à distinguer des personnes relevant du statut de réfugiés qui « se trouvent hors de leur pays d’origine en raison d’une crainte de persécution, de conflit, de violence ou d’autres circonstances qui ont gravement bouleversé l’ordre public et qui, en conséquence, exigent une « protection internationale ». Les réfugiés font l’objet d’une convention spécifique : la Convention de 1951 relative au statut des réfugiés.
La crise migratoire est aussi une crise humanitaire puisque les migrants risquent leur vie en traversant la Méditerranée. Tous les jours, les ONG comptent de nouveaux décès en Méditerranée puisque cette crise a mis en exergue une pratique moins répandue auparavant : les bateaux de fortune sur lesquels sont entassés des centaines de migrants pour traverser la Méditerranée. 2013 témoigne de cette pratique avec le drame de Lampedusa du 3 octobre 2013 : 500 migrants à bord d’une embarcation tentent de rejoindre le continent européen. Environ 360 personnes meurent.
Cette tragédie illustre plusieurs problèmes inhérents au sauvetage des personnes en mer comme la gestion inadaptée de l’Union européenne sur les questions migratoires, le rôle des ONG dans le sauvetage des migrants ou encore la détermination des zones SAR et leur effectivité.
Avant 2018, tous les pays concernés par les migrations n’avaient pas forcément de zones SAR, comme la Libye. Les opérations de sauvetage étaient menées par les autorités italiennes ou les ONG. Depuis 2018, la Libye a mis en place une zone SAR où l’autorité a été transférée aux garde-côtes de la Libye.
Source : Migrants en Méditerranée : le casse-tête du redécoupage des eaux. Article de 2018 – Collectif Migrants 83 (wordpress.com)
La difficulté réside ici dans la définition même du terme « lieu sûr » puisque cette notion est sujette à interprétation. Le qualificatif de « lieu sûr » quant aux ports libyens peut être remis en cause : la Libye a mis en place des camps de migrants où règnent la torture, la violence, la séquestration, travail forcé etc. La Libye a participé pendant plusieurs années à un trafic d’êtres humains, instrumentalisant les migrants grâce à l’aide des passeurs. Par conséquent, la notion de « lieu sûr » est mise à mal, mais également, l’établissement d’une zone SAR libyenne semble contestable.
Certaines ONG demandent le retrait de la zone SAR libyenne des registres officiels. Cette contestation fait suite notamment au fait que les garde-côtes libyens ne répondent pas aux appels en détresse. Les personnes secourues par les garde-côtes libyens font l’objet de mauvais traitements et sont ramenés sur le territoire libyen. De nombreux rapports de l’Organisation maritime internationale, de l’Organisation Internationale pour les migrants ou encore le Haut comité pour les réfugiés, font état d’une insécurité en Libye et que les migrants ne doivent pas être débarqués dans ce pays.
LA MOBILISATION DE L’AGENCE FRONTEX COMME REPONSE A LA CRISE MIGRATOIRE :
La question se pose quant à la gestion par l’Union européenne de la problématique migratoire. Effectivement, celle-ci ne relève pas de sa compétence exclusive.
Bien que la crise migratoire atteigne son apogée en 2015, c’est en 2013 qu’apparaissent les problématiques relatives au sauvetage des migrants en mer Méditerranée. Dans cette perspective, l’opération Mare Nostrum est lancée le 18 octobre 2013 par la marine italienne pour faire face au drame de Lampedusa. Son but initial est bien le sauvetage des migrants en mer Méditerranée. Cette opération s’étendait jusqu’aux côtes libyennes. Elle a duré un an et prend fin en octobre 2014. Cette opération s’érige comme un succès par les Etats puisqu’environ 150 000 personnes ont été secourues et 351 passeurs ont été arrêtés.
Plusieurs craintes se profilaient quant à l’arrêt total de cette opération puisque le nombre de migrants qui prenaient la mer Méditerranée ne cessait d’augmenter. C’est là que l’opération Triton débute le 1er novembre 2014. La différence avec l’opération Mare Nostrum est que cette fois-ci, l’opération Triton est dirigée par l’Union européenne et confiée spécifiquement à une agence : l’agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes, nommée l’Agence Frontex. Cette agence est dédiée principalement au contrôle et à la gestion des frontières extérieures de l’espace Schengen. Bien que l’opération Triton de 2014 fait suite à l’opération Mare Nostrum de 2013, elle n’est pas sa continuité. L’Union européenne réitère bien que l’obligation de sauvetage de personnes en détresse en mer dépend des Etats membres et non de l’Union, quand bien même l’obligation de prêter assistance à quiconque trouvé en péril de mer est une obligation générale du droit de la mer[4]. L’Union vient seulement en soutien aux Etats membres. Ainsi, l’opération Triton est une opération de surveillance des frontières et non de sauvetage, raison pour laquelle l’opération Triton s’étend seulement sur les eaux territoriales européennes et plus jusqu’aux côtes libyennes. La durée de cette opération dépend donc du budget de l’Union européenne et prend fin en 2018.
Certains auteurs ou ONG ont pu critiqués cette opération Triton beaucoup moins « humaine » que la précédente et correspondant finalement à l’idéologie globale de l’Europe à cette époque : « beaucoup de sécurité, peu d’humanité.[5] » Finalement, l’opération Triton a accusé plus de décès que Mare Nostrum transformant alors la Méditerranée en un « vaste cimetière de migrants.[6] » Elle n’a notamment pas su éviter le naufrage du 19 avril 2015 avec une perte d’environ 800 migrants sur 900 à bord au large des côtes libyennes. La hausse des morts au sein de la mer Méditerranée coïncide avec l’arrêt de l’opération Mare Nostrum.
L’agence Frontex ne demeure pas une agence maritime de sauvetage en mer mais bien de surveillance des frontières extérieures de l’Union européenne. Bien que ses pouvoirs aient considérablement augmenté depuis 2016[7], cette agence se cantonne à la surveillance des frontières et n’est pas habilitée à réguler la politique migratoire, n’étant pas une compétence exclusive de l’Union européenne.
Toutefois, l’urgence apparait quant à trouver une solution commune puisque les différentes politiques nationales divergent quant à l’admissibilité des migrants sur leurs territoires. Chaque Etat membre de l’Union établit les normes qu’il souhaite pour durcir ou non les frontières aux étrangers qui tentent de rejoindre l’Union européenne. La situation migratoire actuelle a pour principale conséquence la montée de l’extrême droite en Europe, rendant ainsi, encore plus difficile, la traversée des migrants en mer Méditerranée et leur venue sur le territoire européen.
REFERENCES :
Gaëtan Balan, Cours de Droit européen maritime, 2023
Organisation Internationale des Migrations, Communiqué global sur l’OIM se joint à l’appel pour sauver des vies en mer, 18 mai 2022
Nations Unies, ONU Info, Méditerranée : de nouvelles données montrent un nombre croissant de morts et de tragédies en mer, 10 juin 2022
Carole Billet, Cours de Droit européen des migrations et des étrangers, 2021
Alliance Europa, Les obligations des Etats en matière de secours en mer, Livret à destination de la société civile, 2020
Association Legisplaisance, L’encadrement juridique du sauvetage en mer, 2020
Migreurop, Lettre ouverte demandant à l’Organisation maritime internationale (OMI) d’abroger la zone SAR libyenne, 2020
Jean-Paul Pancracio, Quels sont les droits des migrants en mer, Vie publique au cœur du débat public, 9 octobre 2019
Assemblée générale des Nations Unies, Pacte mondial pour les migrations, 2017
Thibaut Jaulin, Migrations en Méditerranée : la crise de l’asile, Institut français des relations internationales, « Politique étrangère », 2016/4 Hiver | pages 25 à 34
Vincent Geisser, Méditerranée, « Morte Nostrum » : un terrorisme de l’indifférence ?, Centre d’Information et d’Etudes sur les Migrations Internationales, Migrations Société, 2015/3, N°159-160, pages 3 à 12
International Law Commission, Principle of Complementarity of International Law Rules,United Nations, Volume II Part Two, UN New York and Geneva 2013, p. 175
Site officiel de SOS Méditerranée
[1] Définition d’« Etat SAR », Alliance Europa, Les obligations des Etats en matière de secours en mer, Livret à destination de la société civile, 2020
[2] Organisation maritime internationale, Document MSC.167(78) - Directives sur le traitement des personnes secourues en mer
[3]Définition « Migrant », Pacte mondial pour les migrations, Organisation des Nations Unies [4] Article 98, Convention des Nations Unies sur le droit de la mer, 1982 [5]Vincent Geisser, Méditerranée, « Morte Nostrum » : un terrorisme de l’indifférence ?, Centre d’Information et d’Etudes sur les Migrations Internationales, Migrations Société, 2015/3, N°159-160, pages 3 à 12 [6] « L’ONU accuse l’UE de transformer la Méditerranée en « vaste cimetière » », Libération/AFP, 20 avril 2015 [7] Règlement (UE) 2016/1624 du Parlement européen et du Conseil du 14 septembre 2016 relatif au corps européen de garde-frontières et de garde-côtes
Très bon article 👍